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Une histoire de mots : culture libre et libre diffusion

Qu’est-ce que la musique libre ?

Petite définition pragmatique :

On appelle Musique Libre l’ensemble de la musique sous licence de libre diffusion, c’est à dire l’ensemble des morceaux, compositions et enregistrements pour lesquels les auteurs et interprètes ont accordé au public un droit d’échange, de partage et de rediffusion.

Fiche d’identité

Auteur : Florent Verschelde
Date : 19 mai 2006
Adresse de référence : http://www.covertprestige.info/la-libre-diffusion

Texte intégral

En septembre 2005, Dana Hilliot proposait dans la Tribune Libre de Framasoft un article intitulé « Bref éloge de la licence Creative Commons nc nd ». Il y vantait l’utilité d’une licence – c’est à dire d’un contrat-type – massivement utilisée par nombre d’artistes pour favoriser la diffusion de leurs œuvres, tout en conservant la majeure partie de leurs prérogatives d’auteur.

Cet article, ailleurs que sur Framasoft, serait sans doute passé plus ou moins inaperçu. Mais sur ce site communautaire dédié aux logiciels libres et au monde du libre en général, il fut très rapidement l’objet d’une controverse : une œuvre diffusée sous une licence somme toute assez restrictive pouvait-elle être qualifiée de « libre » ? Ne s’agissait-il pas plutôt d’une manœuvre de la part de certains artistes, visant à profiter de la connotation positive associée au libre ?

J’avais à l’époque esquissé une réponse et, si vous me le permettez, j’aimerais la reprendre ici.

La Creative Commons BY-NC-ND n’est pas une licence libre

Ce n’est un secret pour personne : les licences de type Creative Commons s’inspirent directement des licences libres utilisées pour la diffusion des logiciels libres 1). Peut-on pour autant parler de « licences libres pour les œuvres non logicielles » ? On peut en douter.

La définition du logiciel libre, inspirée par les réflexions de Richard Stallman, est donnée par la Free Software Foundation. Cette définition est très stricte, et on considère généralement qu’un logiciel ne peut être qualifié comme « libre » que s’il remplit certaines conditions. Par exemple, la licence libre qui définit les conditions d’utilisation du logiciel doit garantir le droit de rediffusion, que cette rediffusion soit commerciale ou non.

À l’inverse, les « licences libres » créées pour des œuvres littéraires ou artistiques, ou plus généralement pour toutes les œuvres de l’esprit à l’exception du logiciel, sont beaucoup plus souples. Certaines licences utilisées pour diffuser des œuvres de l’esprit, comme par exemple les licences Creative Commons comportant une clause NC (usages commerciaux interdits), ne répondent pas aux critères caractéristiques du logiciel libre. Certaines, comme la licence Creative Commons BY-NC-ND, sont même très restrictives 2), et ne permettent qu’une diffusion non commerciale sans accord spécifique et ponctuel de l’auteur. Techniquement parlant, la licence Creative Commons BY-NC-ND n’est donc pas une licence libre.

Dans ces conditions, parler de « licence libre » pour ces licences Creative Commons est perçu comme un abus de langage. Voire même comme une manœuvre cynique de récupération : « Regardez, ma musique est libre ! Écoutez-la, partagez-la, rendez-moi célèbre dans toute la communauté du logiciel libre ! »

L’adjectif « libre » est-il librement utilisable ?

Les défenseurs du logiciel libre ont peut-être raison lorsqu’ils luttent contre ces amalgames, quelles qu’en soient les motivations. 3) Par contre, ils oublient quelque chose d’essentiel : ils n’ont pas le monopole de l’adjectif libre.

Pour rappel, avant d’être massivement utilisé pour traduire en français la notion de « free software », cet adjectif faisait déjà partie intégrante de la langue française, et disposait d’un ensemble de significations propres, faisant parfois l’objet de débats philosophiques acharnés. La notion de logiciel libre est venue rajouter une signification à l’ensemble de celles qui existaient auparavant, une signification codifiée de manière stricte et précise.

Qu’en est-il des autres œuvres de l’esprit ? Si l’on parle de « musique libre » ou de « culture libre », que fait-on exactement ? On ne tente pas une récupération cynique des valeurs du logiciel libre ! Au contraire, en s’inspirant parfois de ces valeurs, et en s’en éloignant sur de nombreux points, on construit une nouvelle signification de l’adjectif libre. Il suffit alors, pour éviter les confusions, de définir autant que possible cette nouvelle notion, et de garder à l’esprit que libre comme musique et libre comme logiciel sont deux choses différentes.

Certains craindront malgré tout que des confusions s’installent. Bien sûr, on ne peut pas éviter que, ponctuellement, certains amalgames soient faits. Mais condamner à l’avance toute utilisation de l’adjectif libre dans le domaine de la diffusion des œuvres de l’esprit pour protéger la notion de logiciel libre, ce serait faire bien peu de cas des capacités humaines à jongler avec les subtilités linguistiques ! Ce serait oublier que l’on apprend aux enfants, dès les grandes classes de l’école primaire, que le sens des mots n’est pas monolithique, et qu’un même mot peut accepter plusieurs sens.

Pour ma part, je suis convaincu que Logiciel Libre et Culture Libre peuvent coexister sans pour autant se confondre.

Quelle terminologie adopter ?

On pourrait en rester là. Proclamer que Musique Libre et Logiciel Libre peuvent coexister pacifiquement. Pourtant, les artistes publiant leurs œuvres sous licences de type Creative Commons auraient beaucoup à gagner en marquant plus clairement la distinction entre œuvres culturelles et logiciels. Pour cela, je propose de parler de libre diffusion.

Qu’est-ce que la libre diffusion ? C’est le plus petit dénominateur commun aux six principales licences Creative Commons, à la Licence Art Libre, et aux autres licences que l’on peut maintenant qualifier de licences de libre diffusion. Quelles que soient les permissions accordées à priori par ces licences, ou les restrictions imposées, il reste une constante : l’utilisateur est libre de (re-)diffuser l’œuvre, sans accord spécifique et ponctuel de l’auteur, tant que cette diffusion se passe dans un cadre non commercial.

En utilisant cette définition minimale et pragmatique, on insiste également sur ce qui est sans doute l’essence même de la culture et de la musique libre : l’auteur renonce – en partie – au monopole sur la diffusion que lui accorde le droit d’auteur, et reconnaît au public un droit de partage de la culture et des savoirs.

Choisir les termes « libre diffusion », c’est s’adresser aux non-initiés pour commencer à leur expliquer les spécificités de ce mode de diffusion de la culture.

À l’inverse, les termes « musique libre » ou « culture libre » sont plus opaques pour qui ne s’est jamais penché sur la question. Ils sont par contre plus fédérateurs dans un contexte idéologiquement marqué. Pourquoi alors ne pas combiner l’évocation idéologique et la définition pragmatique ? Voici par exemple ce que pourrait donner une petite définition de la musique libre (dite aussi musique en libre diffusion) :

On appelle Musique Libre l’ensemble de la musique sous licence de libre diffusion, c’est à dire l’ensemble des morceaux, compositions et enregistrements pour lesquels les auteurs et interprètes ont accordé au public un droit d’échange, de partage et de rediffusion.
1) On peut citer la plus utilisée des licences libres, la GNU General Public Licence.
2) Voir le descriptif en français de cette licence. En particulier, la clause ND interdit à l’utilisateur de modifier l’œuvre… on est donc très loin des principes fondateurs du logiciel libre, dont le code source est ouvert et librement modifiable.
3) Des motivations qui sont, bien entendu, beaucoup moins caricaturales que dans l’exemple ci-dessus.