Partageons ici une réflexion de Neil Jomunsi (licence CC-By-3.0).
Il y a de l’eau dans le gaz entre la création artistique et internet : chasse au piratage, fermeture des forums, projets de durcissement du droit d’auteur en France comme à Bruxelles… Avec l’indéfectible soutien de la politique, l’industrie culturelle regagne peu à peu le terrain qu’elle avait cédé et entend bien l’étendre encore, menaçant chaque jour davantage l’idée même d’une culture librement partagée.
La question dépasse largement le cadre du piratage : ce sont deux projets de société, radicalement opposés, qui s’affrontent sur le terrain de la création, d’internet et des libertés individuelles. D’un côté les industries culturelles – aidées par l’écrasante majorité du personnel politique qui n’entend que la sauvegarde d’intérêts économiques pourtant de plus en plus concentrés – qui se cachent derrière la protection des artistes pour satisfaire leur soif de contrôle des flux et verrouiller leurs sources de revenus. De l’autre quelques imbéciles, des fous, des utopistes dont je m’honore de faire partie. Ces personnes imaginent un monde où la culture et le savoir circuleraient librement au bénéfice du plus grand nombre, parce qu’elles les croient vecteurs d’élévation et d’émancipation. L’un de ces projets verrouille. L’autre ouvre les portes en grand.
Mais qu’on ne s’y trompe pas : aujourd’hui et sans doute encore demain, c’est l’industrie qui gagne. Car nous ne vivons pas dans un blockbuster hollywoodien où quelques résistants parviennent à vaincre un adversaire en surnombre. Dans notre version du film, ceux qui résistent à ces immenses machines à fric sont moqués et marginalisés. Pire, ils sont accusés de faire du tort à la création tout entière, de promouvoir des idées dangereuses qui mettraient en péril la rémunération des créateurs et la pérennité des structures qui se nourrissent de leur travail. Ces mêmes entreprises – celles qui oublient pourtant toujours de payer les artistes à l’heure, quand il ne s’agit pas de les payer tout court, qui divisent par deux, par trois les montants des rémunérations, qui jouent sur la quantité, quitte à noyer le marché et détruire l’attention du public – voudraient que nous les croyions quand elles disent agir au nom des artistes. Et elles ont raison de le vouloir. Parce que ça fonctionne. Chez les artistes, le syndrome de Stockholm est total. La dichotomie est tellement flagrante que plus personne n’ose la soulever.
Quand le monde s’écroule on se tourne vers les idoles, qu’il s’agisse de la propriété intellectuelle, de la promesse folle d’être celui ou celle qui va réussir, de la lutte contre la barbarie ou le terrorisme. L’immeuble est en feu, pourtant au dernier étage la fumée et la chaleur sont encore supportables. Jusqu’ici tout va bien. Peu importe que nous soyons de plus en plus nombreux à créer, à partager nos créations, et que les places de professionnels soient de plus en plus comptées et précaires : nous nous accrochons à un rêve. Mieux, nous nous accrochons à une histoire. C’est une belle histoire, dont le narrateur est une industrie qu’on pensait affaiblie mais qui reprend du poil de la bête. Ce narrateur est affamé, sa faim est insatiable : il n’arrêtera de manger que quand il n’y aura plus rien sur l’assiette. Dans cette histoire, les artistes servent les plats. Ils les apportent à toute vitesse, de plus en plus vite, ils s’épuisent à la tâche et ignorent fatigue et lassitude. Parce qu’ils sont encore faiblement rémunérés, ils se disent que « ça pourrait être pire », et que « quelqu’un pourrait prendre leur place », et puis il faut bien payer les factures. Quand arrêtera-t-on de se cacher derrière notre petit doigt ? Car le problème ne se cantonne pas à la création : c’est un combat que nous partageons avec tous les précaires. À vouloir sauver nos propres coquilles de noix, nous en oublions de construire l’arche dont nous aurions besoin.
Contre le storytelling de l’industrie, il faut agir. Trouver d’autres vecteurs de rémunération, par exemple, en échange d’une plus libre circulation des créations plus conforme aux usages de nos concitoyens. Cesser de rêver au bestseller et au blockbuster pour créer local, c’est-à-dire à l’échelle humaine et non industrielle. Donner leur chance à des productions de moindre ampleur, plus modestes car plus éthiques, et nous désengager de cette insensibilité croissante qui nous oblige à consommer toujours plus et plus fort. En promouvoir le partage, parce que si on veut être cohérent, on ne verrouille pas derrière des barrières un bien commun profitable à tous. Il y a tant à faire, et si peu de bras volontaires.
Parce que l’industrie et la politique ne céderont plus rien, quitte à empiéter sur nos vies privées et nos droits de citoyens, nous avons le devoir, d’une part, de nous battre, et de l’autre, de proposer des alternatives qui mettent en œuvre dès maintenant ce monde que nous appelons de nos vœux. Convaincre les artistes de s’emparer de ces questions est notre seule chance : les intéresser aux enjeux des Creative Commons en est un exemple très concret. Les aider à comprendre, puis à s’émanciper.
Nous n’avons jamais été si proches de perdre la guerre. Pourtant, je crois qu’une issue heureuse et lumineuse est encore possible. Vous êtes la solution – vous et vous seuls. Pour faire gagner ce que certains appellent une utopie, nous avons besoin de vous. Vous ne serez pas seuls : vous nous trouverez, mes amis et moi, en première ligne sur le champ de bataille.
Nous y rencontrerons-nous ?
Photo d’illustration :
Alejandro Alvarez, via Unsplash